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Entretiens avec Leon Chestov
par Benjamin Fondane

(c) Dans "Rencontres avec Léon Chestov", textes établis et annotés par Nathalie Baranoff et Michel Carassou, Paris, Plasma, 1982


I've given an English translation of this text. For easy reference footnotes have been arranged immediately at the end of each date. AK


[ 1 ] [ 2 ] [ 3 ]


Bourbon-l'Archambault (Allier), le 1er septembre 1935

« Mon cher ami, probablement serez-vous loin de Paris quand cette lettre vous parviendra — mais j'espère que vous avez laissé votre adresse et qu'on vous la fera suivre. Je me réjouis beaucoup de ce que vous ayez réussi à vous débrouiller d'une manière ou d'une autre à arranger vos vacances. Je ne vous souhaite que du beau temps. Moi, comme vous voyez, je finis déjà les miennes à Bourbon et je compte rentrer à Paris le 14 ou le 16. En attendant, je prépare ici un petit compte rendu sur le livre de Lévy-Bruhl, la Mythologie Primitive (en russe, pour la revue de Berdiaeff [1]. Le livre est énormément intéressant et je vous conseille, si c'est possible, de vous réserver la place pour un compte rendu aux Cahiers du Sud. Vous ne vous en repentirez pas et les Cahiers non plus. Ce serait dommage si quelqu'un d'autre écrivait. Or, il faut que vous l'écriviez immédiatement.
Je viens de recevoir une lettre de Schloezer : la traduction de mon article sera chez moi le 29. Pas trop tard?

[1]. L'article de Chestov sur Lévy-Bruhl a paru en avril 1936 à Paris dans la revue russe Pout sous le titre « Mif i Istina ». La traduction française n'a été publiée que deux ans plus tard dans Philosophie (Yougoslavie, 1938, III, 1/4, pp. 60-71) sous le titre « Le Mythe et la vérité ».


Sans date, 1935, Boulogne

« Êtes-vous déjà à Paris, mon cher ami? Je me prépare à partir pour la Palestine — il faudrait donc que vous veniez chez moi. Et la traduction de mon article pour les Cahiers est faite — il faudrait donc déjà l'envoyer à la rédaction. Quand viendrez-vous chez moi ? Je vous attends. »


Septembre 1935

Chestov: « Un ami tchécoslovaque qui, de passage à Paris, a assisté à un cours de Pierre Janet sur les mystiques, m'a raconté qu'il l'a entendu parler de moi : "Un grand mystique", disait-il. Donc, un grand imbécile. On peut, et même on doit décrire ça, mais on ne peut pas en discuter les idées. »

Chestov étonné par les conclusions de Lévy-Bruhl dans son récent livre , la Mythologie primitive était impatient d'aller le voir pour le questionner : Comment ces idées lui sont-elles venues? Comment était-il arrivé à abandonner la théorie pour la métaphysique de la connaissance?
« Koyré est entré chez Lévy-Bruhl pendant que nous causions. Il avait l'air de dire : on peut faire de la philosophie, écrire, en parler — mais prendre cela au sérieux, c'est exagéré. »


4 octobre 1935

« Félicitez-moi, me dit Chestov, je ne pars plus pour la Palestine. En effet, les Juifs n'ont pas pu se débrouiller pour fournir la caution de 4 000 francs exigée par l'Angleterre. S'il se fût agi d'un chrétien, d'un Merejkovski ou d'un Bounine, ils auraient couru au-devant. Mais je n'ai jamais eu de chance avec les Juifs. Je m'en plains si souvent que mon beau-frère prétend que je suis devenu antisémite. »

Il aborde les questions philosophiques sans que j'ai besoin de l'y pousser. Mais il me faut adroitement mener la conversation pour le faire parler de lui-même, de ses débuts, de ses souvenirs!
« Ma vocation d'écrivain et de philosophe m'est venue assez tard. J'avais déjà vingt-sept ans lorsque je publiai mon Shakespeare devant son critique Brandès [1] (je n'avais avant cela, écrit que ma thèse de doctorat en droit sur les nouvelles lois ouvrières). A cette époque, je lisais Kant, Shakespeare et la Bible. Je me suis senti tout de suite un adversaire de Kant. Quant à Shakespeare, il me bouleversait au point de ne pas me laisser dormir. Et voici qu'un jour, je lis dans une revue russe la traduction de quelques chapitres du livre de Brandès consacré à Shakespeare. Je suis entré dans une grande colère.
Un peu plus tard, je me trouvais en Europe et je lisais Nietzsche : je sentais qu'un énorme bouleversement du monde était en lui ; je ne poux vous dire l'impression qu'il fit sur moi. Un jour je vois dans les vitrines le livre de Brandès sur Shakespeare. Je l'achète, je le lis, et la colère de l'autre jour me revient. C'était un personnage considérable à l'époque que Brandès. Il avait découvert Nietzsche, était en relations avec Stuart-Mill, etc. Mais c'était une sorte de sous-Taine, un petit Taine, doué d'un certain talent, certes, qui lisait superficiellement et glissait sur la surface des choses. "Nous sentons avec Hamlet, disait-il, nous éprouvons avec Shakespeare,- etc." En un mot, Shakespeare le laissait dormir, lui.
Et vous-même? Dans votre livre [2], quel était votre point de vue?
— J'en étais encore au point de vue moral, que j'ai abandonné peu après. Mais déjà, ce point de vue était poussé à un degré tel, qu'on pouvait prévoir que les cadres allaient craquer. Vous vous rappelez le vers : "le temps est hors des gonds". Eh bien ! j'essayais alors de remettre le temps dans ses gonds. Ce n'est que plus tard que j'ai compris qu'il fallait laisser le temps hors des gonds. Et qu'il se brise en morceaux ! Inutile de dire qu'il ne s'agissait guère de cela dans Brandès, et qu'il était loin d'avoir posé ce problème. Quand, après ce livre, j'ai voulu de nouveau approcher Nietzsche et surtout sa biographie, j'ai compris qu'avec mes problèmes moraux je ne pourrais jamais l'aborder. Le problème moral ne résistait pas devant Nietzsche. Ce n'était pas le cas de Brandès pour qui la tragédie de Shakespeare était une distraction, un loisir d'art, et contre lequel j'avais dû me défendre par l'épigraphe : "Je hais les lecteurs oisifs" (Ich hasse die lesende Müssigganger).
— Avant cela vous n'aviez rien écrit d'autres que votre thèse?
— Si, quelques nouvelles. Mais c'était bien mauvais [3].
— Et votre thèse?
— Je finissais mes études en droit. Je devais avoir vingt quatre ans. J'avais été reçu aux examens avec 4 points et demi (le maximum était cinq points) et, pour devenir candidat en droit (au lieu de rester un étudiant réel, selon l'expression russe, et bien que ceux-ci eussent les mêmes droits que les candidats — seuls les "amateurs de culture", les recalés n'ayant pas le droit d'accéder aux postes et situation officielles), j'ai écrit une thèse à propos des nouvelles lois ouvrières qu'on venait de promulguer et au sujet desquelles venaient de paraître les rapports des Inspecteurs. Ma thèse soutenue à la Faculté de Kiev, j'ai dû, pour la faire imprimer, la soumettre au Conseil de censure de Moscou. Mais le Rapporteur du Conseil décida que si la thèse paraissait, c'était la révolution immédiate dans toutes les Russies. J'allai à Moscou pour défendre ma cause. Un membre du Conseil me suggéra de redemander le manuscrit, sous couleur d'y porter des modifications dans le sens indiqué par la censure. Mais le Rapporteur saisi par ma demande assura qu'aucune correction ne pouvait modifier la portée du livre et que c'était la révolution. On ne me rendit donc jamais le manuscrit. L'autre manuscrit appartenait de droit à l'Université. Mes brouillons ont disparu. Le livre n'a jamais paru... Il portait sur l'extrême misère du paysan russe...
— Vous n'avez jamais fait des études suivies de philosophie?
— Jamais. Jamais fréquenté un cours. Je ne me croyais pas philosophe le moins du monde. D'ailleurs, comme j'avais débuté par une étude sur Shakespeare, puis sûr Tolstoï, sur Tchekhov, on me prenait pour un critique littéraire, et moi-même je le croyais un peu.
— Autodidacte?
— Oui. Comme Meyerson. Mais je dois dire que si Meyerson lisait énormément — il avait tout lu — moi, par contre j'étudiais. Une fois que je m'attachais à un auteur, à Kant, à Nietzsche, longuement j'étudiais ce qui pouvait se rattacher à eux. »

« J'avais trente ans quand j'ai connu Berdiaeff. Il devait en avoir vingt-quatre. Nous avons fêté ensemble le nouvel an en 1900 [4]. A cette époque, quand je buvais un peu, je devenais légèrement gris et je devenais très taquin. Mes amis connaissaient mon infirmité et trouvaient toujours le moyen de me faire boire un peu plus qu'il n'eut fallu. Ce soir-là Berdiaeff était mon voisin de table. Je l'ai taquiné effroyablement. J'eu un grand succès de rire. Mais, ma griserie passée, j'ai pensé que Berdiaeff devait avoir été froissé. Je l'ai prié de me pardonner et d'accepter de boire avec moi Bruderschaft [5]. Je lui ai demandé en outre, s'il voulait me donner une preuve qu'il m'avait bien pardonné, de passer me voir le lendemain. Il vint. C'est ainsi que commença notre amitié. Nous ne nous sommes jamais entendus. Nous nous chamaillons toujours, nous crions.., et il me reproche sans arrêt de chestoviser les auteurs dont je parle ; il prétend que ni Dostoïevski, ni Tolstoï, ni Kierkegaard n'ont jamais dit ce que je leur fais dire. Je lui réponds chaque fois qu'il me fait trop d'honneur, et que, si j'ai vraiment inventé tout seul ce que j'affirme, je devrais me gonfler de vanité. C'est depuis cette époque qu'il est devenu aux yeux de ma femme un exemple: "Fais comme Berdiaeff; Berdiaeff ne ferait pas ça ; Berdiaeff dit que tu peux manger ci, boire cela, ou non, etc." Il a suffi que je convienne avec Berdiaeff qu'il dirait que le café est métaphysique pour que ma femme me permette d'en boire. »
Madame Chestov, qui est là, rit de bon coeur. Je me tourne vers elle
« Confidentiellement, lui dis-je, je préfère la philosophie de Chestov à celle de Berdiaeff.
— Moi aussi », dit-elle.
C'est à Chestov de rire, cette fois. Mme Chestov ajoute:
« Chaque fois que Berdiaeff vient ici, ils ont des discussions effroyables. Ils sont rouges tous les deux. Ça dure depuis trente ans.
— C'est dommage qu'il ait été entamé à tel point par la philosophie allemande, reprend Chestov. C'est parce que je n'ai pas été à l'Université que j'ai pu tarder ma liberté d'esprit. On me reproche toujours de citer des textes que personne ne cite, de découvrir des passages qu'on avait laissé moisir. Peut-être que si j'avais fait des études, j'aurais cité seulement les textes autorisés. C'est pourquoi d'ailleurs je donne toutes mes citations en grec et en latin. Pour qu'on ne dise pas que je chestovise.»

[1]. Le livre a été publié en 1898. Chestov avait en fait 32 ans.
[2]. Léon Chestov, Shakespeare et son critique Brundes. (Le livre a été publié en russe en 1898. Il n'existe pas de traduction.)
[3]. Chestov avait également publié en 1895 un article sur Vladimir Soloviev et un article «Georg Brandès au sujet de Hamlet ».
[4]. Les dates indiquées par Fondane ne paraissent pas exactes, Berdiaeff et Chestov ont probablement fêté ensemble la nouvelle année le 31 décembre 1902. Chestov avait 36 ans et Berdiaeff 28 ans.
[5]. A la fraternité. Allusion probable à l'expression allemande Bruderschaft trinken qui signifie : Passer du vouvoiement au tutoiement.


14 décembre 1935

Après son cours à l'Institut slave, Chestov est venu dîner à la maison. Il m'avait fait savoir l'autre soir, chez Tatiana (sa fille, Mme Rageot) qu'il viendrait me voir seul et non accompagné des siens, parce qu'ainsi « on pourrait causer mieux ».
Nous parlons de mon « Héraclite le Pauvre» (paru dans les Cahiers du Sud) et de ses répercussions. Il me félicite, pour une fois, de mon calme et de mes efforts pour doser,ma violence.
« Mais en ce qui concerne les protestants et les Kierkegaardiens qui se disent chrétiens, vous auriez pu leur rappeler que Kierkegaard a dit que ce sont les chrétiens qui ont tué le christianisme. Il n'y a qu'une chose que je regrette dans vôtre article pourquoi avoir répété mes paroles [1] ? Ce sont des choses que je peux dire dans l'intimité, mais pas en public. Après ma mort, si vous voulez, c'est autre chose... »

A table (d'un ton d'humour):
« Vous ne connaissez pas le grand événement du jour. Eh bien, ce soir, on fête le soixante-dixième anniversaire de Merejkovski [2].
— A propos, dis-je, Schiffrin m'a dit que Merejkovski avait publié jadis un livre sur Tolstoï, de premier ordre...
— C'est vrai. Sur Tolstoï et Dostoïevski. Un livre nietzschéen, imitant jusqu'aux défauts de Nietzsche, jusqu'à conserver en italiques, dans la traduction russe, les mots latins que Nietzsche avait fait imprimer en italique pour les distinguer du texte allemand. C'était le temps où j'avais publié aussi mon : "Idée de Bien chez Tolstoï et Nietzsche". Je cherchais un éditeur, sans en trouver, pour ma "Philosophie de la Tragédie". Or, un jour, je reçois une lettre de Diaghilev qui, avant d'être créateur de ballets, éditait une revue d'art, en Russie. Cette lettre m'avait cherché dans quantité d'endroits, car je parcourais l'Europe. Elle me trouva en Suisse, je crois. Diaghilev me demandait, après lecture de mon Tolstoï, de collaborer à sa revue. A cette époque, si vous me permettez de parler de moi sans modestie, j'avais dans mon portefeuille le manuscrit de "la Philosophie de la Tragédie". Je le lui ai envoyé. Diaghilev s'en est déclaré enchanté. Je lui ai demandé 50 roubles d'avance, qu'il m'a envoyés aussitôt. Sans doute, étais je alors plus riche qu'à présent, mais pas assez pour que 50 roubles passassent inaperçus. Mais il m'avertit qu'à cause de la publication, dont il s'était également chargé, des deux livres de Merejkovski, le mien ne paraîtrait qu'en janvier (nous étions en mai). Il me demandait également, si possible, un compte rendu sur le premier tome paru de Merejkovski. Je le fis, et passai sur les défauts, pour ne retenir que le bon. Je dois vous dire que Merejkovski venait de lire mon "Tolstoï", au moment de rédiger la conclusion de son premier livre. Il avait été frappé par la mienne : "Il faut chercher Dieu" et, faisant un salto mortale, il essaya de faire une place à Dieu. C'est Berdiaeff, qui était jeune alors, dans les 27 ans, je crois, qui m'a dit : "C'est à toi qu'il a pris Dieu..." Mais, dans son second livre, cette idée devint centrale ; il déclinait le mot Dieu à tous les temps, il parlait de Dieu comme Nietzsche avait parlé de "l'Antéchrist" avec une grande voix, des cris, de la colère... Mais Nietzsche était déjà à demi-fou lorsqu'il écrivit "l'Antéchrist". Cependant dans Nietzsche fou, il y avait encore du Nietzsche. Mais Merejkovski n'était pas un Caruso ; c'était un petit ténor.
J'arrive à Moscou, et je rends visite à Diaghilev. Il me reçoit très amicalement et me vante tout de suite le second livre de Merejkovski qui paraissait dans sa revue. Je lui dis franchement mon opinion. Il en fut stupéfait, mais me demanda néanmoins un second compte rendu, que je fis. Merejkovski s'amena par la suite dans les bureaux de la revue et fit un scandale d'hystérique [3].
J'ai oublié de vous dire qu'auparavant j'avais rencontré Merejkovski à une soirée. Il me pria de l'aller voir. J'y allai. "C'est ce soir, me dit-il, le jour de réception de Rozanov, voulez vous m'y accompagner ?" J'acquiesçai. Nous voilà chez Rozanov. Il me présente à tout le monde, mais personne n'a encore entendu parler de moi. Merejkovski se mit en colère : "Comment ! vous ne connaissez pas le meilleur auteur qui ait écrit chez nous sur Nietzsche..." C'était après mon premier compte rendu. Mais après le second, il fut fâché pour longtemps. Je lui avais dit trop de vérités. Mais aussi, il m'avait énervé avec son "Dieu" et en disant que Tolstoï méritait un soufflet pour avoir dit que [4]... Cet article fait partie de mon livre "L'Apothéose du dépaysement". Je ne l'ai pas fait traduire dans l'édition française. A quoi bon ? Après tout, nous sommes deux écrivains russes, en exil. Ça aurait pu peut-être lui faire tort.
Je ne vais jamais le voir. L'autre jour, je le rencontre dans la rue, avec sa femme. "Comment allez-vous, etc." Puis, il me demande : "Êtes-vous décidé à rentrer en Russie ? — Comment? lui dis-je. Remizov le pourrait encore, qui n'a pas pris parti. Mais moi, qui ai dit du mal du bolchevisme... — Non, me dit-il, je ne parle pas des Soviets ; mais si le régime venait à être aboli... — En conservez-vous encore l'espoir ? lui dis-je. — Mais, me dit-il, la politique de Laval est pro-hitlérienne ; Hitler entrera en Russie et renversera le régime. — Alors lui ai-je répondu, qu'aussi peu que j'aimasse Staline, j'aimais encore moins son Hitler. Et que cela n'était pas une solution qui me ferait plaisir... Il s'est mis en colère et nous nous sommes séparés fâchés.
C'est pourquoi je ne suis pas allé ce soir au Jubilé, bien que j'aie reçu une invitation. Et je ne lui ai pas même écrit.

« Vous connaissez mes idées politiques. Je n'entends rien au capitalisme et au socialisme. Mais après tout, j'ai connu le capitalisme et j'en ai souffert. Comme le socialisme n'a pas pu encore faire le mal, on a le droit d'espérer. Mais, malheureusement, on fusille ici et là. La liberté manque ici 'et là. Staline est aussi autoritaire que le Tzar...»

Il me parle de la misère de Remizov, puis de celle de Heinemann, et me raconte là-dessus deux anecdotes fort jolies que je n'ai pas notées.

Chestov: «Le médecin m'a examiné, m'a mis au régime pour trois périodes de huit jours, et une fois par semaine je dois garder le lit pendant 36 heures, en ne mangeant que des fruits. Après tout, que faire ? Mais ma femme n'est pas contente. Elle se dit qu'en somme ce n'est pas si sûr que cela que l'âme soit immortelle et que si on ne nourrit pas le corps..."

« Après tout, comme dit l'autre, les philosophes ont pris sur eux toutes les bêtises, de sorte que nous en sommes dispensés.
Oui, le philosophe aujourd'hui est misérable. Mais voilà, Hitler arrive, et il devient encore plus misérable ; car il ne peut même plus dire ce qu'il pense ; et il ne peut modifier sa façon de penser car [avec ironie] Kant intervient et lui rappelle que l'homme n'a pas le droit de mentir.
Kant avait publié un opuscule sur la religion aux confins de la Raison — à l'intérieur, aux confins, où vous voudrez, mais pas au-delà. Et il prenait partie pour Jacobi contre Spinoza, parce que Spinoza, selon l'opinion de tout le monde, est encore trop Vieux Testament. Cependant, relisez le Traité théologico-politique de Spinoza. Il y parle de "tolérance"... mais après tout, à l'intérieur, aux confins de la raison — pas au-delà : c'était encore du Spinoza que nous servait Kant, mais du Spinoza dissimulé ; qu'il cachait de plus en plus, au plus profond de sa poche. »

Je lui raconte que de Schloezer ayant parlé avec Lévy-Bruhl de l'article consacré par Chestov à la pensée bruhlienne, Bruhl lui a dit : « Oui, oui, mais Chestov tire à lui la couverture. »
«Voilà, me dit Chestov, qu'après avoir écrit moi-même les textes de Shakespeare, de Tolstoï, de Dostoïevski, voire de Kierkegaard, que je cite à présent, je suis aussi le rédacteur de l'oeuvre de Lévy-Bruhl.
A propos de cela ! Un jour, Berdiaeff me parlait de l'originalité de la pensée, qu'il ne faut pas dissimuler, etc. En rentrant chez moi, pour la première fois de ma vie, je me suis interrogé : Étais je donc original ? En m'analysant moi-même, je me disais : "Ceci tu l'as pris chez Dostoïevski ; ceci chez Shakespeare (beaucoup); ceci a été dit par l'Ancien Testament, etc. tout ce que je dis a été déjà dit par d'autres ; je ne suis donc pas original." Mais en elle même la question de l'originalité m'a toujours paru, non pas secondaire, mais indifférente. Ce qui compte c'est de dire ce qu'il faut dire, chercher ce qu'il faut chercher — peu importe si cela a été déjà fait et dit. Et voilà que l'on m'attribue tout ce que je n'ai pas découvert, les pensées de Dostoïevski, de Shakespeare et de la Bible !!!
J'ai dit à Lévy-Bruhl, il y a des années de cela : vous êtes un métaphysicien. Il me répondait que non. A propos de son dernier livre (la Mythologie primitive) [5] je le lui ai encore rappelé : oui, un métaphysicien, non dans le sens de Leibniz, pour lequel la métaphysique est un a priori, bien sûr ; mais. mille fois plus métaphysicien que Leibniz. »

A propos de biographie, on passe à celle de la soeur de Nietzsche, qui a refusé de publier le Journal de son frère:
« Il ne devait pas être assez noble, il ne devait pas agrandir son prestige. Alors... Tous les biographes font de même; selon qu'eux-mêmes croient au courage, à l'honnêteté, etc. ; ils falsifient la vie de l'écrivain pour sauver son prestige. Et aussi l'écrivain, lorsqu'il parle de soi-même... souvent, sinon toujours. »

«Bruhl a demandé à 'Koyré de publier mon article sur lui dans sa revue [6]. Koyré, qui primitivement devait faire cet article était heureux de s'en débarrasser. "Ce vieil imbécile, pensait-il, a trouvé plus imbécile que lui pour parler de son livre. Mais le premier, tout bête qu'il soit, est au moins prudent ; le second n'est pas même prudent et avoue sa bêtise, franchement. Qu'est-ce que la Foi ? Une bêtise ! Et la Bible ? Une autre... C'est là leur pensée..."»

En riant: « Quand j'ai épousé ma femme, tout allait bien. Depuis elle est devenue docteur, elle me traite en médecin. Je ne suis pas obligé d'obéir à la femme, bien entendu; mais je suis forcé d'obéir au médecin. Voilà où mène l'imprévoyance! »
Madame Chestov, qui est présente:
« Il raconte toujours, des choses qui ne sont pas vraies ! (Elle est froissée.)
— Vous voyez bien qu'il plaisante ! je lui dis.
— Aussi je le laisse dire, sans me fâcher », répond-t-elle.

[1]. "... Chestov me disait, un jour que je l'avais trouvé amaigri et fatigué: "Ce n'est rien, c'est la lutte avec Kierkegaard qui m'a mis en cet état..."; « Héraclite le pauvre — ou la nécessité de Kierkegaard », Cahiers du Sud, nov. 1935, no. 177, pp. 757-770.
[2]. Dimitri Merejkovski est né à Saint-Petersbourg en 1865 et décédé à Paris le 9 décembre 1941. Ses soixante-dix ans ont été fêtés le 14 décembre 1935.
[3]. Le premier compte rendu a été publié sous le titre e A propos du livre de Merejkovski» dans la revue de Diaghilev, Mir Iskousstva, 1901, no. 8 et 9. Le second compte rendu a été publié sous le titre « vlast idei », Mir Iskoustva, fév. 1903.
[4]. Je n'ai pas retenu quoi, mais on pourrait restituer l'idée grâce à un bon lecteur russe. (N.A.)
[5]. Paris, Alcan, 1935.
[6]. Les Recherches philosophiques.


Sans date

Chestov a rencontré Husserl à Amsterdam [1], où l'on fêtait celui-ci. Husserl dit à Chestov:
« Pourquoi m'avoir attaqué? [2] Vous avez pourtant bien compris que, lorsqu'il m'a fallu monter en chaire, je me suis senti les mains vides, que je ne me voyais rien du tout à enseigner, rien à quoi m'accrocher — et il m'a fallu redécouvrir la philosophie bribe par bribe... A quel prix il m'a été donné de trouver les premières évidences !
— Nul ne le sait mieux que moi ! lui répond Chestov. Mais aussi, je n'aurais jamais entamé la lutte contre les évidences si votre façon de les poser ne m'y avait provoqué, obligé même... Ce sont vos évidences autonomes, hors de raison et hors de l'homme, vraies même si l'homme n'existait pas, qui m'y ont poussé... Aussi, si jamais dans l'autre monde, je suis accusé d'avoir lutté contre les évidences, je ne manquerai pas de vous en rendre responsable ! C'est vous qui serez brûlé à ma place ! »

Chestov ajoute, à propos de Husserl:
«C'est le seul homme au monde que j'imaginais ne pas devoir comprendre mes questions. Et c'est un des rares qui aient compris, ou mieux ! qui aient entendu ces questions.»

[1]. Chestov a participé à un congrès philosophique à Amsterdam (15-23 avril 1928) et a fait alors la connaissance de Husserl.
[2]. Léon Chestov "Memento mori. A propos de la théorie de la connaissance d'Edmund Husserl", Revue philosophique, janv.-fév. 1926, pp. 5-62. L'article a été inclu dans le livre le Pouvoir des clefs. Il avait été publié en russe dans la revue Voprosi Psichologii, sept-déc. 1917.


21 décembre 1935

Chestov évoque sa visite chez Husserl, à Fribourg en novembre 1928. Husserl restant toujours debout, Chestov malgré la fatigue qu'il ressentait demeura debout aussi. Car, disait-il, il y a la déférence due à l'âge (Chestov avait dans les 63 ans, Husserl dans les 73) et au Maître. Bien que Husserl fût, par sa pensée, situé aux antipodes de celle de Chestov, celui-ci lui reconnaissait l'immense mérite d'avoir audacieusement pensé jusqu'au bout les exigences de la raison — et, par cela même créé, par réaction, ce fond de résistance opiniâtre qui est au centre de l'attitude chestovienne... Sans les évidences husserliennes, valables pour tous : anges, monstres, hommes et dieux, point de « lutte contre les évidences ».
Chestov et Husserl passèrent la nuit à parler ensemble et recommencèrent le lendemain, de plus belle. La femme de Husserl disait : « On ne peut plus les séparer, c'est comme deux amoureux. »
Des philosophes américains étaient venus rendre hommage à Husserl : « Je vous présente M. Chestov, dit-il. C'est l'homme qui a osé écrire la plus violente critique qui ait jamais été faite contre moi — et voilà, c'est là la cause de notre amitié. »


Sans date

Chestov parle: « Mon père avait l'art de raconter des anecdotes. Et il racontait souvent le cas d'un Juif qui passait aux yeux de tout le monde pour un véritable savant dans les choses sacrées. Or un jour ce Juif voulut publier un livre qu'il avait écrit sur ces choses. Il fallait avoir l'imprimatur du Rabbin ; il va le voir, lui porte son manuscrit et attend avec impatience la réponse. Or, au bout de six mois, pas de réponse, malgré des insistances réitérées. Il se mit en colère et alla voir le rabbin. Alors celui-ci avoua avoir lu le manuscrit : "Mais, pardonnez à ma franchise, lui dit-il, tout le monde vous prend pour un grand savant ; si vous voulez qu'on ne le pense plus, sortez votre livre !...»
Ainsi pendant vingt ans, on a attendu le livre de Bergson sur la morale et la religion [1]. Si ce livre n'eut point paru, tout le monde eût été au regret qu'une telle oeuvre n'eût point été écrite, ou publiée, ou achevée... Il a paru, et voilà qu'on s'aperçoit que Bergson était un faux Savant, qu'il n'avait rien à dire ! Et non seulement sa pensée est banale, mais même son érudition... Il craint aussi de considérer comme de "véritables" mystiques les prophètes juifs, les apôtres, gens incultes, sans philosophie... S'il cite, c'est déjà Maître Eckhart, les saints chrétiens, les philosophes, etc. avec lesquels on peut, au moins causer. Quel dommage qu'on ne puisse supprimer, sinon les deux Testaments, du moins l'Ancien ! Hitler voudrait la même chose. »

« Dans mon "Taureau de Phalaris [2]", j'aurais voulu raconter sans voiles l'histoire de Kierkegaard et de Régine. Mais trop de gens aiment les histoires et s'en seraient amusés. Je hais les gens qui s'amusent de ça ! Alors j'ai raconté l'histoire tout de même, mais plus voilée.... Et maintenant, j'ai peur qu'on ne comprenne pas très bien ! »

[1]. Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932).
[2]. Revue philosophique, janv.-fév. et mars-avr. 1933, ultérieurement inclu dans le livre Athènes et Jérusalem.


Sans date, autre moment

Cassou, dans son livre, Grandeur et Infamie de Tolstoï [1], avait écrit « le grand mystique russe, Léon Chestov ».
Chestov: « On écrit "mystique" pour se débarrasser de moi, et on ajoute "grand" pour arranger tout. Alors il n'y a rien à dire... Je n'aime pas beaucoup quand on m'appelle "mystique" et encore moins "grand". Ça veut dire : vous comprendrez ce que vous pourrez, et d'ailleurs il n'y a pas besoin de comprendre quoi que ce soit. Mystique : ça explique tout puisque ça ne veut rien dire... Par mystique, on entend bien que les questions que l'on pose sont en dehors de la philosophie, et qu'il ne faut pas s'embarrasser pour les comprendre... Vous vous rappelez bien que Renan disait que, par rapport aux prophètes, nous ne sommes que des pygmées. Cependant, aux yeux de Renan, les prophètes n'étaient que des ignorants, des gens vulgaires et la moindre parcelle de vérité leur était refusée ; alors que lui, Renan, était un savant, un véritable savant. Pourquoi alors, dans ce cas, lui, Renan, n'aurait-il été qu'un pygmée à l'égard de gens ignorants et obscurs ? Qu'avaient-ils donc de particulier, ces gens ignares, qui les distinguât, qui les classât si haut — plus haut que Renan lui même? Pour un peu, coincé et mis au mur, Renan, ne pouvant leur accorder la découverte de la vérité, réservée aux seuls savants, se serait réfugié dans ce mot de tout repos : des mystiques ! Ça explique tout, puisque ça n'explique rien. Pourtant, si la vérité nous est donnée à nous autres savants, et que les mystiques ne possèdent que Dieu sait quoi, pourquoi est-ce nous autres savants qui sommes des pygmées auprès d'eux?
Je ne serais pas fâché si Cassou avait pris toutes mes idées et s'il ne m'avait pas nommé du tout. Mais je suis fâché qu'il me nomme (avec Keyserling, Valéry, Kierkegaard et combien d'autres encore dans le même sac !) et qu'il m'ait compris si mal... "Infamie" de Tolstoï ? Où a-t-il bien pu prendre cela ? Il cite pourtant une phrase : "Là où la philosophie ne répond plus, où il n'y a plus de réponse, plus d'issue, commence la prédication". Ce n'est pas dire, il me semble, que là commence "l'infamie". Il faut voir là, au contraire, la grande pitié de Tolstoï. On n'a recours à la prédication, au Bien et au Mal, que lorsque la philosophie ne répond plus — et parce qu'on ne peut vivre sans réponse... La tension de Tolstoï est énorme... Il faut n'avoir rien compris à Tolstoï, pour parler de son "infamie" et pour dire que Diaghilev n'a jamais fait autant de publicité pour ses ballets que Tolstoï pour son prêche... »

« Vous avez lu, dans les Mémoires de Gorki [2], ce que Tolstoï pensait de mon livre : "L'Idée de Bien chez Tolstoï et Nietzsche". A mon idée, Tolstoï n'a lu que les premiers chapitres qui avaient rapport à lui ; Nietzsche ne l'intéressait pas. Autrement, il n'aurait pas dit : "Chestov est juif... Comment un Juif peut-il se passer de Dieu ?" La conclusion de mon livre portait bien, pourtant : "Il faut chercher Dieu!". »

A propos de Goethe:
« Goethe était spinoziste, il s'est arrêté là où s'est arrêté Spinoza. Mais Spinoza savait qu'il voulait s'arrêter là, et ce qu'il y avait de l'autre côté...
Curtius dit de Goethe qu'il était protestant... Vous voyez ça: Goethe et Luther ! »

[1]. Paris, Grasset, mai 1932, 275 p.
[2]. Maxime Gorki, Trois Russes, L. N. Tolstoï A. Tchekhov, Leonid Andreev, Paris, Gallimard, 1835, 253 p. Voir annexe 3.


Sans date, autre moment

« Les Français ne comprennent pas grand-chose en philosophie. Voyez Gilson ! C'est un savant excellent en ce qui concerne la philosophie du Moyen Age. Après la parution de mon' essai sur Pascal [1], il m'envoya un article à lui sur Pascal. Lisez-le. Il prouve que s'abêtir ne veut pas dire s'abêtir, mais [il cherche la brochure, et me montre le texte] "fixer l'instabilité de la raison sous la stabilité de l'automate, donc l'assujettir à la bête, l'abêtir..." Que pensait-il que je pouvais lui répondre ? Être de son avis ? Je lui ai écrit que c'était fort intéressant, et il s'est fâché... Cet article avait paru dans une revue de théologie protestante... C'est très remarquable!
Bergson aurait pu être, d'après son premier livre [2] un excellent philosophe. Quand je le lus en Suisse [3], il me fit grand plaisir. Mais, ensuite, il a écrit l'Évolution créatrice (1906). On voyait après ça qu'il était absolument inutile qu'il écrivît les Deux Sources [4].
Ils n'ont d'ailleurs jamais rien compris à Pascal, ou alors à la manière de Valéry: là où Pascal voyait un abîme, Descartes voyait un pont à construire, etc.
Si Lévy-Bruhl avait compris quelque chose à mon article "Sur la source de la vérité métaphysique" [5], il ne l'aurait jamais publié dans la Revue philosophique. Mais il avait pensé que j'avais beaucoup de talent... Alors... C'était donc de la folie !
Je ne parle pas de Brunschvicg...»

«Ils se mettent à m'expliquer que deux fois deux font tout de même quatre. Ils pensent donc que je ne le sais pas... Hélas ! Je ne le sais que. trop ! Toute ma vie j'ai lutté contre moi-même qui pensais justement que deux fois deux font quatre...

Ce qu'il faut supprimer en philosophie, ce sont les preuves ! »

« Une fois qu'on a la sagesse, on a tout, on est Dieu. Que l'on vous brûle, et voilà que c'est encore vous qui avez le summum bonum, qui êtes heureux — et que les autres ne sont que des injustes, des malheureux...

«La Bible assignait une mission historique aux Juifs; alors Hegel a pensé que si les Juifs pouvaient avoir une mission historique, à plus forte raison par conséquent, les Grecs, les Allemands, etc. C'est comme ça qu'est née la Philosophie de l'Histoire ! »

« Kierkegaard commence par écrire qu'Abraham était le père de la Foi et il finit par l'appeler : le chevalier de la Foi. Vous comprenez ? C'était déjà Socrate qui parlait!
Personne, plus que Kierkegaard, n'a davantage aimé la Bible ; mais il en avait peur. Alors, il revenait à Socrate.
C'est étrange, mais voilà : Nietzsche croyait davantage en Dieu que Kierkegaard! »

[1]. La Nuit de Ghetsemani, Paris, Grasset, Les Cahiers Verts, juin 1923.
[2]. Essais sur les données immédiates de la conscience (1889).
[3]. Probablement en 1920 quand Chestov émigra de Russie.
[4]. Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932).
[5]. «Parménide enchaîné. Sur la source de la vérité métaphysique », Revue philosophique, juil.-aout 1930. Cet article a été ultérieurement inclu dans le livre Athènes et Jérusalem.


Le 13 janvier 1936

Chestov: «Il était entendu que Koyré publierait mon article sur Lévy-Bruhl. Maintenant, il me demande l'article pour le soumettre à son comité de lecture.
— C'est peut-être une formalité, dis-je.
— Non, il craint que l'article ne soit pour sa revue, comme disent les juifs, "tref" (impur) — et il est "tref".

« Je regarde mes élèves au cours. Ils espèrent que j'aurai fait pour eux le travail difficile et leur fournirai les solutions faciles. Mais pour moi, les solutions deviennent de plus en plus difficiles les difficultés augmentent avec l'âge... Jadis, un philosophe russ'e qui m'avait lu est venu me voir: "Et maintenant, quoi faire ?" demande-t-il. J'allai lui dire : "Maintenant, à votre tour de me persuader de ce dont j'ai essayé de vous persuader vous-même! »

« Kierkegaard souffrait d'impuissance sexuelle ; mais moi j'ai toujours souffert d'une impuissance générale, toujours souffert de me sentir lié, de ne pouvoir bouger. »

« Je me souviens de John Gabriel Borkman (Ibsen). Il abandonne sa fiancée. Plus tard, lorsqu'il lui explique les raisons pour lesquelles il l'avait abandonnée, elle lui dit : "C'est là le péché originel." Elle avait bien compris que préférer les idées à la vie, c'est là le péché originel. »

« Ma soeur [Mme Lovtzki] a été l'élève (en psychanalyse) du Dr Eitingon. Celui-ci avait hésité dans sa jeunesse entre Freud et moi, qu'il lisait en même temps. Il m'avait écrit à ce propos et voulait traduire mon livre sur Tolstoï et Nietzsche (en allemand). Cela ne s'est pas fait — j'ai oublié pourquoi. Plus tard, il m'a dit qu'étant médecin, Freud était obligé de penser comme il pensait. A présent, il a adopté même la philosophie de Freud ; il doit penser que la mienne n'est que "Schwarmerei", comme le dit Kant de Swedenborg.»

« Kant disait que trois choses étaient les plus importantes pour l'homme: Dieu, l'immortalité de l'âme et le libre-arbitre. Mais comment savoir ce que ces choses importantes valent? Allons chez quelque juge, la Raison, bien entendu. Mais qu'ai-je besoin d'un juge entre moi et ce que je veux ? Il arrive à Kant de dire que la raison lui donne une sorte de contentement. Mais dans Pourquoi n'existe-t-il pas une théodicée ?, il prétend que tous les hommes qui ont longuement vécu — il avait alors, comme moi, 70 ans — ne voudraient pas revivre leur vie, si c'était à recommencer. Il ne parlait plus de contentement, mais de refus de vouloir vivre. Tout comme Schopenhauer. Mais Nietzsche voulait vivre, lui, il voulait vivre la même vie, l'éternel retour. Si donc Nietzsche seul, après avoir longuement vécu, n'était pas de l'avis de Kant, comment peut-on dire que "tous les hommes...
Heine a eu raison de dire que Kant était un plus terrible révolutionnaire que Robespierre; car Robespierre n'avait coupé la tête qu'aux hommes, alors que Kant l'avait coupé à Dieu luimême. »

Je lui soumets ma préface pour la Conscience malheureuse. Il dit de la première partie, celle qui s'appelle : « Préface pour l'Aujourd'hui» : « Ça va.»
Mais la seconde partie le gêne. D'abord, il remarque qu'ayant écrit : «les intérêts de l'homme, de l'existence, priment ceux de la connaissance; nous sommes décidés à sacrifier, au besoin, la connaissance, tout comme celle-ci est décidée, à son tour, à sacrifier l'existence... » j'affaiblis, je contredis mon point de vue.
sacrificio intellectus. Ce que vous voulez ce n'est pas renoncer à la connaissance, mais la surmonter. Vous ne renoncez pas à la connaissance, mais vous demandez : qu'est-ce que la connaissance? de quel droit intervient-elle dans nos questions ? qui est-elle ? La connaissance est, pour nous, la suppression de la liberté. Il ne s'agit pas de la parfaire, de l'achever, et encore moins de la laisser tout faire elle-même, pendant que nous, nous élaborerons l'existence... à côté. »

Cela me rappelle que, dans mon Rimbaud le voyou[1], à un passage similaire, Chestov m'a fait les mêmes remarques. Ayant cité la phrase de Pascal « La vraie éloquence se moque de l'éloquence, la vraie morale se moque de la morale. Se moquer de la philosophie c'est vraiment philosopher », j'avais conclu à une vraie morale, à une vraie philosophie. Il m'a arrêté:
« Mais ils ne demandent pas mieux ! S'il y a quelque part une vraie morale, une "vraie" philosophie, alors nous sommes d'accord avec eux ! Pourvu qu'il y ait quand même une morale, une philosophie à sauver! » J'ai corrigé ce passage comme suit "Rimbaud pourrait se moquer de la philosophie, qu'il serait encore un philosophe..." »
Il ne veut pas non plus que j'écrive, comme je l'ai fait, que je suis ignorant en philosophie, que je ne sais ni le grec, ni le latin.
« Mais vous n'êtes pas ignorant en philosophie ! et il ne faut pas, par modestie, leur laisser croire que si vous aviez su... Vous n'êtes pas venu à la philosophie par les voies habituelles, oui. Mais heureusement, car cela vous permet de poser des questions plus audacieuses, de vous demander si la connaissance... Il ne faut pas leur laisser la facilité de vous traiter de poète, de mystique.
Vous êtes un philosophe. Lazareff m'a dit, à propos de votre polémique avec Wahl [2], que vous avez anéanti Wahl. »

[1]. B. Fondane, Rimbaud le voyou, Paris, Denoël et Steel, 1933 rééd., Paris, Plasma, 1979, p. 39.
[2]. B. Fondane, « Héraclite le pauvre, ou nécessité de Kierkegaard », Cahiers du Sud, Marseule, nov. 1935, XIII, n' 177, pp. 757-770. Dans cet article, Fondane analyse les études sur Kierkegaard publiées par Jean Wahl, Rachel Bespaloff et Denis de Rougemont, en confrontant leurs idées avec celles de Chestov.


Sans date

De même que William James et Kierkegaard se refusèrent aux théories de Hegel, c'est dans Husserl que Chestov a trouvé son adversaire
« Et quoi que vous fassiez je suis votre élève », disait Chestov à Husserl qui, âgé de 70 ans, ne pouvait comprendre qu'il pouvait avoir un disciple, voire un "contre-disciple", dans ce vieux philosophe russe, qui touchait à la soixantaine.

On parlait de Freud à qui je reprochais d'avoir, en philosophie, la mentalité scientiste, optimiste, d'un Haeckel, d'un Bùchner, d'un Darwin. Mme Lovtzki, la soeur de Chestov, psychanalyste et élève de Freud, protestait contre mon affirmation. Chestov nous raconta alors que, sollicité par sa soeur, il avait envoyé à Freud son livre Potestas Clavium. Freud le prit, le feuilleta au hasard et tomba sur un passage où Chestov parlait de Darwin de façon cavalière. Freud jeta le livre, indigné, et ne le reprit jamais. Il avait cependant lu d'un bout à l'autre la Nuit de Ghetsémani sans déplaisir.

Chestov : « Si le Christ venait aujourd'hui, il ne serait pour Hegel qu'un pauvre Juif, tout juste bon à lier, etc. Mais, avec un recul de deux mille ans, en tant qu" 'événement historique", Hegel ne peut lui refuser son audience. Après tout, il avait du génie, s'il n'avait pas autre chose. C'est pour les mêmes raisons que l'Université officielle se permet aujourd'hui de parler de BÔhme, de Kierkegaard. Mais s'ils n'avaient été que des contemporains...


18 janvier 1936

Inoubliable soirée! Chestov est venu dîner à la maison, directement après son cours a l'Institut slave. Je lui ai lu, et il a relu ensuite, le post-scriptum de ma préface à la Conscience malheureuse. Ça va, cette fois-ci.
Après dîner, nous sommes remontés dans ma chambre, tous les deux. Nous avons repris quelques questions anciennes. Au sujet de l'écrivain.
Chestov : "Je n'aime pas écrire. La preuve en est que j'ai commencé à 28 ans, par pure occasion. Si j'avais dû gagner ma vie, être avocat, peut-être n'aurais-je jamais rien écrit. L'idée ne m'en serait pas venue à l'esprit. Pour moi, écrire, ce n'est pas travailler... c'est un supplice. Quand, après avoir longtemps réfléchi à quelque chose, je dois me mettre à l'écrire, je me répète tout le temps : il faudra écrire, il faudra écrire. Je dois me contraindre, me clouer littéralement à ma table — et j'ai hâte d'en finir. Aussi, je ne travaille jamais mon texte. Je ne sais pas ce que c'est que la joie d'écrire. J'écris de mémoire, mais écrire me semble du temps perdu. Aussi, je croyais que mes livres devaient dégager le même ennui que celui que j'éprouve en les écrivant. Comme je ne me soucie pas de l'écriture, du style, je pensais que ce devait être bien médiocre. Or, j'ai été surpris quand pour la première fois, lorsque j'eus publié Tolstoï et Nietzsche, les étudiants russes de Berne (j'habitais alors un village près de Berne) m'ont dit que ce n'était pas permis, sur un sujet tellement sérieux, d'écrire en si beau style. J'ai été ahuri... Même la lecture est, chez moi, machinale. J'enregistre, sans approfondir. Plus tard seulement, ce que j'ai lu me revient à l'esprit et je commence à réfléchir dessus. »

« J'ai profité, depuis que j'ai fini mon livre sur Kierkegaard, pour relire Kant, Schopenhauer. J'avais déjà relu tout Leibniz pour mon article sur Gilson, et dernièrement, Plotin. C'est tout à fait remarquable ! Plotin respectait la grande tradition grecque, faisant grand cas du Noûs (intelligence) et de l'épistème (savoir), parfois même plus que les autres. On dirait qu'il exagérait exprès. Mais il y a chez lui un moment où il veut quitter le Noûs, où il jette un défi à la pensée grecque — et c'est là ce que personne ne veut voir. Sans doute, Aristote avait-il dit, très honnêtement, que dans le Taureau de Phalaris personne ne pouvait être heureux. Les stoïciens, par contre, avaient mieux compris que si l'éthique était autonome, il fallait être heureux et jusque dans le Taureau de Phalaris. Aristote s'était dit qu'avec la nécessité il n'y avait rien à faire, qu'à se soumettre, et qu'il fallait édifier la philosophie sur autre chose que la vertu. Mais les stoïciens ont vu que si la vertu seule, le seul devoir, répondaient à la nécessité, on n'avait pas le droit de céder — même dans le taureau. C'était moins honnête, mais plus conséquent ! Or, Plotin a essayé de dépasser le Noûs d'Aristote et des stoïciens. On lui a fait la réputation d'un homme heureux. Ce n'est pas vrai. Ses biographes (ses disciples) disent bien qu'il souffrait, qu'il était tourmenté par des maladies... Après tout, Plotin avait compris que tant qu'il serait lié à son corps, force lui serait d'obéir au Noûs, de prendre son parti de son Taureau de Phalaris, non parce que beatitude proemium vertutis est, mais... parce qu'il n'y avait rien d'autre à faire. Mais après... après, le Noûs n'aura aucun pouvoir.»

Benda avait dit à de Schloezer que c'était une honte pour les Juifs d'avoir donné naissance à Bergson.
« A propos de Schloezer : Voyez, Schloezer aussi me dit que ce que je fais est peut-être meilleur que la philosophie, mais que ce n'est pas de la philosophie. »

On a monté dans ma chambre le café turc. Ma femme et ma soeur passent avec nous le reste de la soirée. Avec un humour extraordinaire, pendant une demi-heure, Chestov nous raconte une délicieuse histoire à propos du fait que, lui ayant demandé comment allait sa petite fille, il nous a répondu qu'il était devenu arrière-grand-père.
« Si vous avez de la patience, je vous raconterai pourquoi... Bon... Vous savez que chez moi, le modèle de toutes les vertus est Berdiaeff... Berdiaeff par-ci... Berdiaeff par-là. On me le donne en exemple. Tu vois, tu n'es arrivé à rien, tu n'as jamais été sage, qu'est-ce que tu as retiré de tout ça? Bien sûr il y a — Vous m'excusez, n'est-ce pas ? — il y a Fondane ; mais il est jeune et un peu bête. Ensuite, le pauvre, quel avenir a-t-il avec toi ? Excusez moi... Vous vous demandez où je veux en venir? Patientez... Quand je me suis marié, ça a très bien marché. Après quatre ans nous avions déjà nos enfants, puis ma femme a passé ses deux diplômes de docteur, l'un à Berne, l'autre à Moscou. Et voilà qu'elle commence à commander, non comme ma femme me disait-elle, mais comme médecin. "Ce n'est pas possible, lui ai-je dit, d'après la Bible, c'est la femme qui doit obéir." Mais elle voulait que je lui obéisse. Rien à faire. Ça, vous ennuie ? Non ? Alors je continue.
Il y a quelque huit ans de cela, nous étions, comme toujours durant l'été, à Châtel-Guyon. Ma femme a là-bas des clients. Bon. Vous savez peut-être qu'il y a quelque chose que tout le monde lit, en France — je ne le savais pas — ce sont les Annales. Un jour, à midi, on est à table, voilà qu'une dame s'approche avec un numéro des Annales à la main: "Voyez, dit-elle, la Comtesse de Noailles parle de M. Chestov." Elle nous laisse le numéro et s'en va. Dix minutes après, une autre dame s'approche avec un second numéro des Annales. Je commençais à avoir chaud. Enfin, voici un billet d'une troisième dame, très importante, qui habitait le Grand Hôtel et qui, après avoir lu l'article des Annales sur le mari de Mme Chestov, voulait connaître M. Chestov lui-même, et nous invitait pour ce soir-là à dîner. J'hésite, mais ma femme commence à me commander... en médecin, bien entendu, non comme ma femme... c'était sa cliente. Bon.
"Tu vas aller chez le coiffeur, me dit-elle, mais pas chez ton coiffeur de quatre sous, chez un coiffeur chic de la place." Puis, elle regarde ma cravate, elle n'était pas bien. "On va t'acheter une cravate neuve 1" Bon...
Ayez patience, je vais revenir à l'arrière-grand-père... Moi, je n'aimais pas aller chez le coiffeur chic... Je n'aime pas dépenser de l'argent inutilement. Mais que faire. On va au Casino. Et dans le Casino, un Monsieur très important se promenait.
"Tu vois, dit ma femme, ce doit être un ministre.
— Non, lui dis-je, ce doit être un juif russe.
— Non.
— Si.
— Non.
— Si..."
Un moment après dans le jardin, on rencontre le "ministre" en compagnie de sa femme. Il portait un parapluie suspendu à son épaule. Sa femme lui disait, en un russe très yiddish : "Combien de fois t'ai-je dis, qu'un parapluie n'est pas un fusil, et que ça se porte sur le bras ?" Je me tourne vers ma femme : "Tu vois que j'ai raison ! Ce n'est pas à l'homme d'obéir mais à la femme. J'avais vu juste ! ..." Mais ma femme a fait semblant de ne pas prêter attention à ce que je disais. On se sépare, pour aller, moi chez le coiffeur chic, elle acheter ma cravate. Il ne faut pas le lui dire, mais je n'aime pas les dépenses... Pourquoi donner dix ou douze francs, quand on en peut payer cinq ! Tous les coiffeurs sont pareils. Je vais donc chez mon coiffeur habituel. En rentrant, que vois-je venir devant moi, le parapluie suspendu sur son épaule ? Le "ministre" ; ça a été plus fort que moi. Je n'ai pas pu m'empêcher d'aller vers lui et de lui dire: "Vous savez bien que le parapluie n'est pas un fusil et que ça se porte sur le bras." Mais, à peine luirai-je dit cela que j'ai-senti l'inconvenance de mon acte et je me suis enfui. J'arrive à l'hôtel. Je trouve ma femme assise dans un fauteuil, lisant un journal, la cravate à côté d'elle. Je lui dis :
"Tu vois comme c'est mauvais de faire le contraire de ce que dit la Bible ! Je suis tellement habitué à obéir que, tout à l'heure, ayant rencontré ton ministre, je n'ai pas pu souffrir qu'il désobéisse à sa femme et je lui ai dit que le parapluie n'est pas un fusil. Maintenant, j'ai peur ; et s'il allait m'appeler au Commissariat ?
— Tu es bien certain, interroge ma femme, que tu ne lui as dit que cela ? Tu ne l'as pas appelé idiot, imbécile ?
— Non !
— Dans ce cas, tranquillise-toi, il ne t'arrivera rien.
Je me suis tranquillisé. Le soir on a été chez la dame du Grand Hôtel qui m'a dit que la Comtesse de Noailles avait parlé de moi dans les Annales. J'étais très content.
"Tu ne seras donc jamais sage ! me dit ma femme. Peut-être bien que lorsque tu seras devenu grand-père." Or, je suis devenu grand-père et je ne suis pas devenu sage. C'est toujours Berdiaeff qui est le modèle de toutes les vertus. Sans doute, excusez-moi... il y a Fondane... Mais il est jeune et bête... Quant à son avenir!
On aurait pu en prendre son parti. Non, on espère encore. Un jour, on s'est dit que si j'étais arrière-grand-père, peut-être que cela changerait... Et on s'est mis à me persuader que j'étais arrière-grand-père. Or, je l'ai raconté en société, et tout le monde s'est moqué de moi.
"Tu vois, ai-je dit à ma femme, qu'il est mauvais de ne pas suivre la Bible ! Je t'ai obéi, je me suis cru arrière-grand-père et tout le monde s'est moqué de mol.
— Tu ne seras jamais sage", a conclu ma femme. »
Nous riions aux larmes. Pour finir:
« Ne racontez ça à personne. Qu'est-ce qu'en penserait Jean Wahl ! Il dit déjà que le texte de la Voix souterraine n'est qu'une "gaminerie". Il dirait de moi que je suis un gamin. »


Sans date

Sur le livre de Bergson, les Deux Sources de la morale et de la religion :
« Schopenhauer dit [1] de l'amour que lorsque la Nature travaille pour obtenir ses fins, la génération par exemple, elle fait croire à Jean que Marie est une beauté et à Marie que Jean est un héros... Mais nous savons, nous, qu'il n'en est rien, que Marie est laide et que Jean est un pleutre... de la même manière, selon Bergson, nous savons, nous, que Dieu est rien moins qu'un héros...
L'intelligence de l'homme avait été faite (par nature, ce semble) uniquement en vue de l'action. Mais brusquement cette intelligence s'est trouvée supérieure à la tâche qui lui avait été prescrite ; elle s'est mise à réfléchir pour son propre compte ; c'est ainsi qu'elle est arrivée à créer les dieux.
Les dieux donc — selon Bergson — ont été fabriqués par le Collège de France, ces sortes de dieux que la Bible appelle des idoles. Mais si les hommes ne voulaient pas des dieux fabriqués en série par le Collège de France? Cependant, Bergson s'incline devant les dieux, il laisse subsister tout, rien ne le gêne, il témoigne même un grand respect pour la Bible. Mais en somme à quoi bon conserver les dieux, pour leur témoigner du respect si, à nos yeux "libres", ils apparaissent laids et pleutres ? Et comment sait-il que Jean est un pleutre ? Qui le tient au courant des desseins de la Providence ? Qui l'assure que ce qu'il voit, 111e voit ? — Mais, les Faits. — Je ne sais pas, et je pense que Bergson ne sait pas mieux que moi ce que c'est qu'un Fait. Pour avoir des faits, il faut auparavant savoir ce que c'est qu'un fait, il faut avoir décidé du possible et de l'impossible, du principe de contradiction, etc.
Depuis deux ans, je n'ai fait que lire Kierkegaard, Luther, Platon, Nietzsche et, à la lecture du livre de Bergson, ayant quitté ces géants, je me retrouve sur terre. Pourquoi donc Bergson a-t-il écrit cela ? »

[1]. Cf. L. Chestov: « Eros et les Idées » in le Pouvoir des clefs (1928), p. 42.


Sans date. Après le Congrès des écrivains de l'URSS [1]

Sur Gorki, après les déclarations de ce dernier sur Dostoïevski:
«A présent, il ose. Il est heureux de se venger sur Dostoïevski de quarante années d'incompréhension. Il pensait de même il y a trente ans, mais n'osait le dire. Il était, à l'époque, poltron, humilié, gêné de son ignorance. Un jour, un ami me pria d'adresser à Gorki le manuscrit d'un jeune écrivain pauvre. Je le fis. Gorki m'écrivit et me demanda mes livres. Je les lui envoyai. Il me répondit sur un ton humilié, évasif, car il avait peur de paraître un ignorant. J'ai perdu cette lettre pendant la guerre — avec le reste. C'est un écrivain qui a un certain talent, sans doute, mais c'est tout. Pouvait-on le comparer a Tchekhov? Il n'a pas compris Dostoïevski, comme il n'a pas compris Nietzsche. Il croyait qu'il s'agissait là de force physique, donner des gifles... Il a, avec cette idée, construit l'héroïne d'un de ses romans. »

« En 1919, j'étais professeur à Kiev. On avait à peine de quoi manger. Tatiana et Natacha travaillaient chez des paysans et rapportaient des vivres. Bien que donner des conférences me répugnât, j'ai demandé à en faire de supplémentaires. Cela se sut. Des jeunes communistes sont venus me voir. Ils me demandèrent si je n'avais pas un manuscrit fin prêt. J'avais justement "le Pouvoir des clefs". Ils me proposèrent de l'éditer. Au bout d'un mois, gênés, ils vinrent me demander si je ne voulais pas ajouter une petite page à mon livre, par laquelle je me déclarerais matérialiste... »

Chestov, venu à Berlin pour tenir une conférence à la Nietzsche-Geselschaft, se trouva, un soir, avoir pour compagnon de table Einstein [2]. Chestov connaissait Einstein de nom, sans comprendre grand-chose à la Physique mathématique, et Einstein devait vaguement avoir entendu parler de l'existence de Chestov, ne serait-ce que le soir même : un grand philosophe russe, un ami de Husserl, etc.
Comme il se trouvait placé à côté de lui, Einstein demanda à Chestov de lui expliquer, en quelques mots, si possible, la philosophie de Husserl.
« Mais, répondit Chestov, je ne pourrais vous le dire en quelques mots. Il me faudrait au moins une heure, une heure et demie...
— J'ai le temps », répondit Einstein.
Par quoi commencer ? « S'il vous était donné aujourd'hui de rencontrer Newton, ici ou dans l'autre monde, dit Chestov, de quoi parleriez-vous avec lui? De l'évidence, des preuves, de la vérité, ou bien de la masse de la lumière, de la courbure de la terre, etc.
— De ceci, évidemment acquiesça Einstein.
— Eh bien, rétorqua Chestov, un philosophe demanderait à Newton ce qu'est la vérité, si l'âme est immortelle, si Dieu... Mais vous, vous supposez ces choses connues...
— Évidemment, répondit Einstein.
— Eh bien, reprit Chestov, ces choses qui vous sont connues, ne le sont pas pour le philosophe ; il pose toutes les questions résolues, comme si elles ne l'étaient pas. »
Il essaya par la suite de parler à Einstein de l'évidence de Husserl, et toucha même à la lutte contre les évidences qu'il avait entamée contre le célèbre philosophe de Fribourg. Mais Einstein ne le suivait plus. Ils se rencontrèrent une seconde fois et Einstein demanda à Chestov de poursuivre son cours. Mais il ne se rappelait plus rien de ce qui avait été dit la première fois.

[1]. Moscou, 17 août - ler septembre 1934.
[2]. Cette rencontre eut lieu probablement en avril 1927.


1er février 1936

Chestov est venu dîner à la maison, après son cours. Il est au courant, à présent, des préparatifs que l'on fait pour son soixante dixième anniversaire. Comme je l'avais prévu, et dit à Tatiana, il a accepté avec joie qu'on éditât son livre sur Kierkegaard, mais il a refusé le banquet proposé par « les Jeunes Russes ».
« A quoi bon un banquet ? dit-il. Tout le monde voudra parler. On me comparera à Platon, à Aristote, après quoi tout le monde sera content. Ils y mettront sans doute beaucoup de chaleur et croiront avoir compris. Lévy-Bruhl, Jean Paulhan et Jules de Gaultier ont accepté avec empressement de faire partie du Comité qui éditera le livre... aux frais des souscripteurs, si on en trouve.»
Il n'en paraît pas persuadé.

On parle de Max Scheler dont vient de paraître la traduction française du livre sur la Nature de la sympathie[1].
« C'était un homme charmant, dit-il. Je l'ai rencontré pour la première fois à Pontigny [2]. Je venais tout justement de lire de lui — sur la foi d'un journal allemand — son Das Ewige in Menschen [3]. Un husserlien catholique — je trouvais cela étrange. Je le lui ai dit. "C'est déjà passé", fut la réponse de Scheler. Il n'était plus catholique. On m'a raconté plus tard qu'il était devenu catholique au moment de son mariage — et qu'il avait cessé de l'être pour pouvoir divorcer. Mais c'était là, peut-être, des propos méchants. Il est de fait que les femmes ont joué un grand rôle dans sa vie ; il en parlait beaucoup. Je l'ai revu à Francfort, après sa visite à Paris [4]. Il était en la compagnie de quelques professeurs, et il voulait nous inviter à un bon dîner. Il a longtemps hésité entre plusieurs restaurants. Puis il nous a emmenés dans une boîte qui s'appelait Falstaff. On y mangeait énormément et le dîner était vraiment trop copieux pour moi. Aussi n'ai je pris que deux plats, les autres ont tout mangé. Scheler aussi, bien que sa maladie de coeur l'obligeât à un régime sévère. Il avait oublié d'être philosophe — et il mangeait en poète. Deux semaines plus tard il mourait [5].
C'était un élève de Husserl, mais Husserl ne l'aimait pas beaucoup. Sa manière de penser et d'écrire n'était pas assez "rigoureuse", assez sérieuse, de l'avis de Husserl. D'ailleurs il n'a jamais compris Husserl. Quand je lui parlais des inquiétudes de Husserl, il ne voulait pas admettre que Husserl fût inquiet. A quoi bon l'inquiétude. Il ne comprenait pas que Husserl était allé à la racine des choses en désespéré — la racine des choses ne lui disait rien, à lui. Beaucoup de talent, de fines observations, d'ailleurs. Mais il ne comprenait pas. Husserl, lui, comprenait, et il a compris aussi mes questions, bien qu'il ne fût, lui, ni croyant, ni catholique. »

[1]. Nature et forme de la sympathie. Contribution a l'étude des lois de la vie émotionnelle, Paris, Payot, 1928, 384 p.
[2]. Au cours de l'été 1923.
[3]. Vom Ewigen im Menschen, Leipzig, 1923 Berlin, 1933, 725 p.
[4]. Le 21 avril 1928.
[5]. A Francfort, le 19 mai 1928.


5 février 1936

Je suis allé le voir pour lui porter le chèque que Victoria Ocampo a envoyé à mon adresse, pour son article paru dans SUR. [1]

Chestov me montre une étude de Marcel de Corte sur l'expérience mystique, parue dans la Revue Carmélitaine:
« J'ai lu un article de Marcel de Corte sur saint Jean de la Croix et Plotin [2]. En général, je me méfie de Jean de la Croix ; il plaît trop aux philosophes. (Et de citer un texte où Jean de la Croix rappelle que Dieu avait dit à Moïse de le regarder de dos. Saint Jean de la Croix ajoute que, pour que l'union mystique s'opère, il faut le voir de face.) Il voulait voir plus que Moïse. Mais il avait oublié que Dieu avait ajouté: "car si tu me vois de face, tu mourras". Marcel de Corte dit de saint Jean de la Croix et de Plotin qu'ils étaient tous les deux sincères. Sans doute ! Mais quel terme pour les désigner ! De toutes façons, il n'y a aucun rapport entre leur sincérité et la "sincérité des philosophes".
C'est étonnant, me dit-il, Marcel de Corte parle en phénoménologue et s'appuie sur Husserl. Il me semble même que les citations qu'il dit de Plotin, il les a empruntées à ma seconde étude sur Husserl [3], bien qu'il ne me nomme pas ; après tout je ne suis pas un académicien... Mais, comme j'opposais Plotin à Husserl, on dirait que l'idée lui est venue de démontrer qu'il n'y a pas là opposition véritable. Sans doute il a des textes à citer, et tant qu'il veut, à l'appui de sa thèse. Plotin s'est toujours couvert de la tradition platonicienne, voire aristotélicienne ; il a passé sous cette étiquette tout ce qu'il avait à dire et qui n'était pas toujours aussi orthodoxe qu'on le dit. Il avait peur de passer pour un misologos. Aussi employait-il à temps ses arguments irréfutables : on doit, et nécessité. Voyez avec quelle naïveté de Corte, qui pourtant connaît admirablement son métier et ses textes, écrit que la philosophie ne peut connaître l'expérience vécue du mystique, mais qu'elle peut en faire la description — et que cette description est valable, étant donné la "sincérité" incontestable de Plotin et de Jean de la Croix. Sans aucun doute, il y a là sincérité ; mais, s'il entend — et il l'entend — par sincérité : identité de l'expérience interne à l'aveu explicite, quelle est sa candeur ! Comment donc Serait-on sincère de cette manière ? Il était impossible à Plotin de confesser exactement sa pensée, sans passer pour un misologos — et être un misologos était, à son époque, une chose infiniment plus grave qu'aujourd'hui. Il essayait donc de poser ses questions comme si elles étaient des questions orthodoxes, comme si Aristote eût pu les poser. N'avait-il pas dit que la philosophie était ce qu'il y a au monde de "plus important"? N'avait-il pas parlé de lutte suprême ? Il avait dit aussi que devant l'UN tout savoir cessait, qu'il fallait s'élever au-dessus du Savoir. Sans doute avait-il expliqué le monde par une émanation de l'UN, écrit que l'UN était débordé par sa propre puissance et avait dû engendrer le monde, qui n'est qu'un mouvement descendant... Mais comment pouvait il savoir que l'UN était débordé ? qu'il devait engendrer ? n'était ce pas là une idée née de faits empiriques ?... la « sincérité» de Plotin dépassait ses textes et voyez ! Tout comme Socrate; ses disciples sont allés consulter l'oracle de Delphes. Et qu'a dit l'oracle ? Lisez (Chestov prend le premier tome des Ennéades, en français, dans la collection de Bréhier, et l'ouvre.) Il y parle d'amour et non de nécessité et, pourtant, personne n'a tenu compte des paroles pénétrantes de l'oracle.
Je sais que les biographes de Plotin, et jusqu'à Porphyre, parlent de lui en disant qu'"il avait honte de son corps". Savez vous que, vers la fin de sa vie, Plotin était malade, son corps couvert d'ulcères et, comme il avait l'habitude d'embrasser ses amis et que l'odeur de ses ulcères (et de son estomac atteint) les importunait, ils s'étaient tous éloignés de lui, le laissant à sa solitude ; si bien que Plotin se retira du monde, à la campagne. Ce n'était pas un sentiment de honte qu'il éprouvait vis-à-vis de son corps — mais d'impuissance! Impuissant, il l'était, comme Kierkegaard dans le domaine sexuel, comme moi dans... Ne rien pouvoir faire quand on est accablé de sévices, des injures de la nécessité ! Alors, bien entendu, on "s'élève", on "domine" la nécessité en déclarant que l'on a honte de son corps, honte de son sexe, et l'on parvient ainsi à la grandeur, au sublime... Moi aussi, dans mon premier livre [Shakespeare devant son critique Brandès], j'étais parvenu au sublime... Les mêmes problèmes que ceux d'aujourd'hui se posaient à moi, mais je les résolvais à la manière philosophique, j'expliquais le Roi Lear par le personnage de Brutus, je donnais raison, en parlant de Job, à ses amis. Plus tard, j'ai abandonné le "sublime". Un jour, même (après la publication de mon Idée du Bien chez Tolstoï et Nietzsche, de la Philosophie de la tragédie et de mon Apothéose du Dépaysement), un professeur russe m'a dit avec étonnement qu'il aurait compris que j'eusse débuté par ces livres et que, par contre, plus tard, je terminasse par le "sublime" de mon livre sur Shakespeare, mais que le contraire était bien étrange ! Il est vrai que l'on me pardonne beaucoup à cause de mon "honnêteté" (qui se rapproche de la "sincérité" de De Corte) ; en effet, j'ai toujours dit que le "mur" demeure, et que seule la tête qui le frappe s'y brise... Et puisque la tête seule s'y brise, rien n'est perdu. L'important est que le mur demeure...
On parle de "description". Mais qu'est-ce qu'une description ? Chacun y voit ce qui le touche. Par exemple, le plus important pour moi dans cette pièce est, peut-être, le portrait de Tolstoï. Mais il est plus petit que les autres portraits, il s'y perd. Par contre, il y a dans la chambre (il regarde autour de lui et les compte) une, deux, trois, quatre chaises. De ces chaises, on pourra parler, disserter, déduire mon "goût", etc. Mais que m'importe ces chaises, alors que le portrait de Tolstoï, ou peut-être celui de Tchekhov, est pour moi le plus important, bien que petit et insignifiant...»

« Oui, écrivez à Wahl. Poussez-le ! Qu'il écrive donc ce qu'il pense de moi, qu'il montre "ma taille". Il peut le faire de façon aussi véhémente qu'il voudra, et injurieuse ! Je comprends que, par la "taille", il entend mon manque de grandeur, de sublime. Mais, je vous l'ai déjà dit, moi aussi, j'ai été sublime [4]...»

« Lorsque j'ai publié mon Idée de Bien chez Tolstoï et Nietzsche, une étudiante m'a demandé si elle pouvait lire le livre : "Est-il difficile ?" Je lui ai répondu que je n'en savais rien ; elle n'avait qu'à essayer. Elle essaya. Un peu plus tard, lorsque je la rencontrai, elle me dit:
"Mais il est très facile, votre livre ; je me demande même s'il est permis à un philosophe d'écrire des choses aussi faciles."
Le même jour, j'ai rencontré un philosophe russe qui m'a dit:
"Très bien votre livre ! Mais j'ai un reproche à vous faire Pourquoi ne ménagez-vous pas le lecteur? Votre livre est trop serré, trop concis. On s'y perd."
Il est vrai qu'un autre lecteur m'a dit un jour:
"C'est étrange ; on lit votre livre très aisément, on comprend tout et, quand on a fini la lecture, on n'a rien compris." »

« Étrange ! tout comme Kierkegaard — et sans le connaître — j'avait écrit que les dieux sur l'Olympe devaient rire de Hegel. Je ne connaissais pas Kierkegaard. Lors de mon voyage à Francfort [5] tout le monde parlait de Kierkegaard. Il n'y avait pas moyen de s'y dérober. J'ai avoué donc que je l'ignorais, son nom étant absolument inconnu en Russie. J'ai ajouté: "Même Berdiaeff, qui a tout lu, ne le connaît pas."
Lorsque j'ai rencontré Heidegger chez Husserl [6], je lui ai cité ses propres textes, qui, de mon avis, devaient faire éclater son système [7]. J'en avais la conviction profonde. J'ignorais alors que ces textes relevaient de la pensée, de l'influence de Kierkegaard, que l'apport personnel de Heidegger n'était que dans la volonté de réduire cette pensée aux cadres husserliens. Une fois Heidegger parti, Husserl m'a entrepris et m'a fait promettre que je lirais Kierkegaard ; je ne comprenais pas le "pourquoi" de son insistance — car la pensée de Kierkegaard n'a aucun rapport avec celle de Husserl, et il ne devait pas en raffoler. Je pense aujourd'hui qu'il voulait peut-être que je lusse Kierkegaard, afin que je fusse à même de mieux comprendre Heidegger. »

[1] « Kierkegaard y Dostoievsky », SUR, Buenos Aires, nov. 1935, no. 14, pp. 7-39.]
[2]. Marcel de Corte, "L'expérience mystique chez Plotin et saint Jean de la Croix", Revue carmélitaine, Paris, 1932, pp. 164-215.
[3]. « Qu'est-ce que la vérité ? » (Réponse de Chestov à un article de Jean Hering concernant Chestov et Husserl), Revue philosophique, janv.-fév. 1927, pp. 36-74. Le texte original russe a été publié dans Sovremenniya Zapiski, no. 30, 1927. Article ultérieurement inclu dans le livre de Chestov Sur la balance de Job (éd. russe) ou le Pouvoir des clefs (éd. fr.).
[4]. Je ne me souviens pas à quoi se rapporte exactement cette allusion à la «taille». C'est d'un texte de Wahl, à coup sûr, mais lequel ? (N.A.)
[5]. Après le congrès d'Amsterdam (voir supra, 21 décembre 1935), Chestov est allé à Francfort fin avril 1928.
[6]. A Fribourg, en novembre 1928.
[7]. Dans un autre entretien, Chestov précise « Je ne sais si sa conférence Qu'est-ce que la métaphysique ? est une suite à notre conversation mais, de toute façon, il y a là quelque chose qui a éclaté. Et je l'attends encore... »


28 février 1936

«Mon cher ami, votre lettre m'a apporté beaucoup de joie. Ne recevant pas de vous de nouvelles, j'avais commencé à perdre l'espérance. Mais vous avez déjà des épreuves — c'est donc que votre livre paraîtra bientôt et je vous félicite de tout mon coeur [1]. Après tout, c'est donc une grande chance que d'avoir un éditeur dévoué ! Quant à vos doutes, ils sont naturels et indispensables. C'est la loi éternelle : même si les autres sont contents de vous et vous louent, vous-même restez toujours mécontent et vous vous grondez. Tel est le destin de l'écrivain et spécialement celui du philosophe. Mais vous avez vous-même choisi ce destin. Personne ne vous y a contraint. Chacun d'entre nous peut se dire à soi-même tu l'as voulu, Georges Dandin !
Je vous envoie aussi...»

[1]. Il s'agissait de la Conscience malheureuse. (N.A.)


Le 6 mars 1936 [1]

Madame Maritain m'écrit pour me demander de passer, ce dimanche, à Meudon. Elle m'avertit qu'il y aura également chez elle un jeune indianiste, Olivier Lacombe, qui désirerait rencontrer Chestov, Masson-Oursel l'ayant prié de se mettre à sa disposition pour lui fournir sur Ramanuja des renseignements que Chestov lui avait demandés. Elle me demande aussi s'il ne serait pas possible que Chestov vienne, lui aussi, ce même dimanche, à Meudon?
Nous sommes à Meudon. Une longue conversation s'engage sur les traductions, les éditions de Çankara et de Ramanuja.
« J'espère bien que vous ferez un livre là-dessus, dit Maritain.
— Peut-être bien, répond Chestov, mais dans l'autre monde. Cela me demanderait un tel travail, tant de lectures que je n'y arriverais pas. Mais c'est pour moi un vrai plaisir de lire les Hindous ils me font mieux voir certains points de notre propre pensée. »

Après le départ de Lacombe, on questionne Chestov sur maintes choses:
« D'après Aristote, le monde est incréé, et tout ce qui a été créé est imparfait. Or, selon la Bible, Dieu a créé le monde et l'homme à sa propre image, et Il disait après chaque jour de la création : Valde bonum, tout cela est parfait. C'est le péché originel qui a corrompu cette perfection et non le fait que c'étaient des êtres imparfaits parce que créés. Je ne dis pas que c'est Aristote, ou bien que c'est la Bible qui a raison ; je dis que ce sont des positions différentes. »

[1]. Erreur de date. Chestov et Fondane sont allés chez Maritain le samedi 6 mars 1937. [Lettre de Chestov à Fondane du 2 mars 1937.]


Sans date

« Pour comprendre Kierkegaard, je vous raconterai un texte de Deussen qui, dans son Histoire de la Philosophie, dit que dans la prière chrétienne, il y a sept demandes, et que c'est un grand honneur pour elle que sur sept demandes une seule soit matérielle, basse: "Donnez-nous notre pain quotidien". Le reste se maintient dans les pures idées : c'est le sublime. Or, Kierkegaard était mécontent de rencontrer — et ce jusque chez les mystiques — la prédominance des prières sublimes, l'absence de prières basses. Car la philosophie a toujours pensé que les choses basses ne dépendent pas de Dieu, qu'il n'a sur elles aucun pouvoir. Si tu veux avoir ton pain, travaille ou vole. De toutes façons, ce n'est pas en priant que tu l'obtiendras. Dieu peut donner, sur notre prière, l'éternité, l'infini, la béatitude, l'amour, etc. Mais le pain, non; cela il ne peut nous le donner. »


Sans date

«J'ai été révolutionnaire depuis l'âge de huit ans au grand désespoir de mon père. Je n'ai cessé de l'être que beaucoup plus tard, lorsque le socialisme "scientifique", marxiste, eut fait son apparition. »

A propos de Socrate:
« Pour déterminer un critère certain du Bien et du Mal, Socrate en appelle à l'art du cuisinier qui peut ou vous empoisonner ou bien vous fournir une alimentation saine et robuste. Et n'est-ce pas là le rôle du philosophe ? Juste comparaison, semble-t-il. Mais ce même Socrate avait dit que la philosophie était une préparation à la mort ; et qu'il fallait mépriser la chair, etc. Dans ce cas, la comparaison qu'il tire de l'art du cuisinier est fausse car c'est précisément alors qu'il nous empoisonne que le cuisinier travaille pour le bien de l'homme et c'est précisément en flattant nos appétits et en travaillant à notre santé, qu'il nous veut du mal. Que valent donc, des critères obtenus par ces moyens-là? » [1]

[1]. Cf. L. Chestov, le Pouvoir des clefs (1928), pp. 216 à 219. (N.A.)


Le 21 mars 1936

Je lui avais dit que je comprenais mal qu'il eût soixante-dix ans alors qu'il était si jeune...
« Je suis jeune, oui, en un sens. Mais pas celui que vous pensez. Il y a quarante ans, j'avais la même impuissance devant les choses, les mêmes tourments qu'aujourd'hui. Rien n'est donc changé. Il n'y a que les cheveux qui ont blanchi. Mais les cheveux blancs, quelle importance ça peut avoir, n'est-ce pas?»

Je lui fais lire, dans les épreuves, mon article : « Chestov à la recherche du judaïsme perdu [1] ». En lisant le texte de Nietzsche, que je cite d'après les OEuvres posthumes, parues récemment, Chestov a un sursaut:
« Où avez-vous trouvé ce texte? Je ne le connais pas ! »
Je le lui dis
« Vous voyez ! Et on dira toujours que c'est moi qui fait parler Nietzsche avec mes mots ! Ce texte, mais c'est tout mon livre sur Tolstoï et Nietzsche !
— C'est ce que je viens de dire dans mon étude sur vous, dans la Conscience malheureuse. »
(Le texte de Nietzsche est le suivant : « La réfutation de Dieu : en somme, ce n'est que le dieu moral qui est réfuté. »)

[1]. La Revue juive de Genève, IV, no. 37, avril 1936.


Sans date [20.3.1936]

Chestov m'avait écrit de passer le voir, avant son départ pour la Palestine. Cela allait avoir lieu enfin ! Je l'avais vu la semaine précédente lorsque l'Union académique russe l'avait fêté [1] : on avait entendu des discours de Milioukov, de Lazareff et de Lévy-Bruhl. Chestov, qui avait refusé d'abord d'assister à cette « fête » avait dû finalement céder, à cause de la présence de Lévy-Bruhl. Il craignait de le vexer. C'était de la part de Lévy-Bruhl une gentillesse inattendue, tout comme celle — inexplicable — qui lui a fait publier dans la Revue philosophique les si longues études de Chestov. Dans son discours, après s'être demandé si Chestov était, ou n'était pas, philosophe, il a conclu par l'affirmative. Il lui a accordé même, avec des distinguos, le brevet d'« historien de la philosophie ». Avec une trop grande originalité, sans doute, qui déteignait tellement sur « ses modèles », qu'on ne les reconnaissait presque plus. Mais enfin, un discours de bona fide. Et un évident désir de faire plaisir à Chestov. « J'ai voulu surtout lui faire plaisir », a-t-il dit, devant moi, après son discours, à Jules de Gaultier.
Pour poser la question: philosophe ou pas philosophe, Lévy-Bruhl avait fait allusion à une sienne conversation avec Meyerson. Chestov m'en parle:
« Meyerson me l'a dit à moi aussi, bien que d'une manière sournoise. On parlait du refus des philosophes à me lire: "Peut être ne savent-ils pas que vous êtes un philosophe et prennent-ils vos livres pour de la littérature ?" C'était un homme prodigieusement intelligent, Meyerson, et qui avait prodigieusement lu. Mais, pour l'usage de la philosophie, il ne retenait de ses lectures que les choses des sciences. Rien d'autre n'était assez "rigoureux" pour lui. Est-il encore lu maintenant? »
Je lui dis que sa critique de la science demeure viable.
« Mais ce n'est pas à cela qu'il tenait ; c'est à sa "construction". Il était persuadé que sa philosophie était la meilleure, la plus originale. Spinoza n'était pas un savant, selon lui. Car Spinoza n'avait pas tenu compte de l'astronomie, etc. Comme il démontrait l'impuissance de la science à toucher à la vérité, et que néanmoins il ne voulait accorder qu'à la raison le droit pour ce faire... je lui ai dit, un jour, que, chez lui, la raison même est devenue folle. Il s'est fâché à un tel point que j'ai eu peur...»

Je lui raconte que les Cahiers du Sud m'avaient demandé un article d'éreintement sur Julien Benda, que j'eusse écrit avec plaisir, n'était la perspective de l'insupportable ennui de lire et relire ses oeuvres. Chestov me répond:
«Je vais vous raconter une anecdote de mon père, bien entendu une anecdote juive : Un jour, une diligence dans laquelle se trouvait un respectable rebbe, montait une côte. Tous les gens en descendirent ; le rebbe fit de même. "Pourquoi descendez vous, vous aussi? dirent les voyageurs. Nous autres, ça se comprend. Qu'avons-nous de mieux à faire? Mais vous, vous fatiguer !... — Je vais vous répondre, dit le rebbe... je crains que le jour où l'on sera jugé au ciel, le cheval ne se plaigne de moi... — Eh bien, dirent les autres, vous répondrez comme il convient que vous étiez à méditer sur les grandes et saintes choses et que vous étiez pleinement justifié. — Sans doute, dit le rebbe, mais je préfère marcher à pieds, que d'avoir à discuter avec un cheval.»

« J'ai lu, lui dis-je, le petit article de Remizov sur vous, paru dans Hippocrate [2].
— C'est un vieil article, me dit Chestov. Il a paru il y a trente ans, lors de la publication de mon Apothéose du dépaysement. C'est peut-être le seul article aimable qui ait paru alors.
— Pourquoi?
— Mon livre avait fait scandale. J'avais osé écrire des aphorismes, c'était inaccoutumé. Ensuite, je me suis moqué des conclusions. J'ai dit que j'ajournais mes conclusions pour plus tard. Enfin, ça n'était pas sérieux, étant convenu que jusque-là, j 'avais été sérieux. Même Aichenvald, qui était un excellent professeur et qui était plein de bienveillance envers moi, fut fâché. C'était un Juif baptisé que ce Aichenvald et déjà critique réputé, bien que la vie ne fût pas très agréable pour un juif — même baptisé. Mais il avait des auditeurs, des femmes en nombre... Il avait quelque chose dans l'esprit qui "chatouillait" ses auditeurs. Eh bien, il lut mon livre, et lorsqu'il vit ce que j'avais écrit à propos de Socrate et de Xantippe [3] : "Lorsqu'on s'occupe de philosophie on est toujours couvert de détritus", il écrivit dix lignes dans un grand journal [4], où il déclara que je gaspillais mon "talent" à des choses pas sérieuses — mais pas sérieuses du tout. Tout le monde en fut content. »
Quant à Remizov:
— « C'était un écrivain de premier ordre — souvent. Mais souvent aussi, il publie des nouvelles vraiment médiocres. Il est vrai que, les nouvelles médiocres, on les lui prend et on les lui paie, alors que, par exemple, "La Mort d'Abraham", qu'il a écrit d'après un manuscrit bulgare du XIV siècle, je crois, il ne peut la placer nulle part...

[1]. 70e anniversaire de Chestov (13 février 1936), fêté par I'U.A.R. le 14 mars 1936.
[2]. "Léon Chestov. A l'occasion du 70e anniversaire de sa naissance », Hippocrate, Paris, fév. 1936. Traduction d'un texte publié en russe dans la revue Voprosi Jisni, 3 juin 1905, sous le titre "Apofeoz bezpotchvennosti". (Voir annexe 3.)
[3]. L. Chestov, Sur les confins de la vie (L'apothéose du dépaysement), p. 54.
[4]. J. Aichenvald, Rousskie Vedomosti, Moscou, 7 mars 1905.


Mars 1936

Quelques jours après notre dernière entrevue, Chestov partit pour la Palestine.


Jérusalem, [avril] 1936

« Me voilà à Jérusalem et j'ai déjà parlé ici — en allemand. A présent je vais parler en russe. Mais la Palestine est, je dois vous avouer, au-dessus de tout discours. Aujourd'hui j'étais au jardin de Gethsemani... Je vous raconterai tout quand je serai à Paris. Je vous embrasse, etc. »

Peu de temps après son départ pour la Palestine, je partais à mon tour, pour Buenos Aires, afin d'y tourner un film. Nous ne nous sommes revus que sept mois plus tard, et nous n'avons plus parlé de la Palestine. En mon absence, Chestov a entretenu une longue correspondance avec ma soeur et ma femme, pour avoir de mes nouvelles? Il m'a écrit aussi à Buenos Aires, d'abord de Palestine, puis de Paris.


Tel Aviv, 10 mai 1936

« Votre lettre, mon cher ami, et votre article [1] me sont parvenus il y a déjà deux semaines, mais j'ai ajourné ma réponse jusqu'à mon départ afin de pouvoir vous raconter tout ce que j'ai vu en Palestine, quoiqu'il soit bien étrange d'écrire à l'autre bout de la planète. Y arrivera-t-elle, ma lettre ? Je me rejouis beaucoup de ce que Mme Ocampo vous ait invité encore une fois. [2] Vous écrivez que c'est une petite affaire; mais peut-être y trouverezvous encore quelque chose ; et en tous cas, j'espère que le voyage, comme l'autre fois, sera pour vous un repos dont, sans doute, vous avez grand besoin.
A présent, il me faut raconter mes "impressions sur la Palestine". Hélas, c'est très difficile, d'autant plus que je n'ai pas vu beaucoup. Vous avez sans doute lu, dans les journaux, au sujet des désordres des Arabes. Bien qu'il n'y ait pas eu de "batailles" entre Arabes et Juifs, comme on l'a écrit, la vie ici pendant ces dernières semaines a été très pénible. On ne parlait que des désordres et j'étais cloué à Tel Aviv, parce que les voyages à travers le pays était très dangereux. J'ai eu la chance de pouvoir visiter Jérusalem et quelques villages voisins (jusqu'à la mer Rouge), parce que ma première 'conférence était pour Jérusalem. Mais depuis trois semaines je ne bouge pas. Quand je suis arrivé à Haïfa, les désordres éclataient. Quoiqu'on n'eût pas ajourné mes conférences, tout le monde était plus occupé des désordres que de mes conférences. A présent, c'est déjà plus tranquille et mes deux conférences à Tel Aviv ont attiré assez de monde. Dans trois jours nous partons. Peut-être que de Paris, je vous écrirai un peu plus de mes "impressions de Palestine" — mais je n'en suis pas très sûr. Je hais écrire en général, et encore plus je hais écrire des lettres. Que faire ?
J'espère trouver déjà à Paris votre livre. Je suis très impatient de le lire et aussi de lire ce qu'on en dit si on veut en parler. Et Jean Wahl ? En parlera-t-il ? J'attends aussi avec impatience vos lettres. La mienne vous arrivera-t-elle? »

[1]. Probablement "Chestov à la recherche du judaïsme perdu", voir supra [21 mars 1936].
[2]. En 1929, Fondane avait été invité à Buenos Aires, par Mme Ocampo, pour une série de conférences. En 1936, c'est en réalité à la demande de ses amis Aguilhar qu'il partit à nouveau en Amérique du Sud, pour réaliser un film dont le Quatuor des Aguilhar avait la vedette. [Note de Geneviêve Fondane.] Ce film, Tararira, déplut au producteur qui se refusa ensuite à le distribuer.


2 juin 1936, Boulogne

«Mon Cher Ami, me voilà depuis déjà dix jours à Paris. Si je ne vous ai encore rien écrit d'ici, de Palestine je vous ai écrit deux fois — une fois une carte à votre adresse de Paris et une autre fois de Tel Aviv à l'adresse de Mme Ocampo. Avez-vous reçu ces lettres ? — c'est parce que j 'attendais toujours votre livre [1] qui devait paraître le 10-15 mai. Enfin, avant-hier je l'ai reçu, je l'ai déjà lu et, en vous remerciant, et pour le livre et pour les paroles vraiment touchantes qui l'accompagnaient, je veux à présent vous dire quelle impression il a fait sur moi. Somme toute, on peut vous féliciter. Vous avez osé vous poser une tâche énorme, formidable : et vous vous en êtes tiré avec honneur. Bien entendu, chez vous, comme chez tous les écrivains qui se posent des tâches difficiles, toutes les pages ne sont pas égales. Il y a des pages admirables, il y en a de moins tendues et plus faibles. Par exemple, ce post-scriptum de la préface et le premier chapitre ("Nietzsche et la suprême cruauté") que je considère plutôt comme une seconde préface, vous ont réussi on ne peut mieux. "La Conscience malheureuse", à mon avis, n'est pas assez forte, bien qu'il y ait dedans des pensées de première importance. "Gide suivant Montaigne" est aussi très bien écrit. L'extrait du Nietzsche (page 85) et l'interprétation que vous en tirez font une impression inoubliable et je crois que Gide lui-même, bien qu'en général très gâté par son succès énorme (comme écrivain) et toujours plutôt sûr de luimême et tranquille, sentira quelque chose comme des remords après avoir lu tout ça — et sera contraint de se dire que vous aviez raison d'écrire, quelques pages auparavant, avec une si fine ironie, les paroles : "Dieu sait combien Gide a mis de ferveur à se laisser troubler par Dostoïevski et Nietzsche 1" Bien entendu, il ne l'avouera à-personne — mais il ne vous le pardonnera jamais, je crois, quoique dans les dernières pages vous ayez beaucoup fait pour adoucir l'impression et "dorer la pilule". On peut dire la même chose à propos des deux études qui suivent "Bergson, Freud et les dieux" et "Martin Heidegger". Tout le monde sera indigné à propos de ça, que vous ayez osé, non seulement critiquer, mais aussi parler ironiquement d'hommes si célèbres dans le monde entier et ayant de si grands mérites. Vous avez beaucoup remanié vos études sur Husserl et Heidegger et vous avez bien fait, d'autant plus que vous avez pu utiliser pour "Husserl" les Méditations cartésiennes qui ont été publiées beaucoup plus tard. Quand à vos deux études sur Kierkegaard — ici, je dois faire mes réserves. Il y a aussi dans ces études beaucoup de pages excellentes, mais, à mon avis, bien que vous touchiez aux racines mêmes de sa pensée, vous lui faites des reproches qu'il n'a pas mérités ! Cela provient de ce que vous avez oublié sa manière de parler "indirectement", ou plutôt parce que cette manière de parler, comme vous l'avouez, vous irrite. Etrange chose ! Berdiaeff m'a dit aussi : "A quoi bon parler indirectement? Si tu veux dire quelque chose — parle ouvertement." Mais je ne crois pas que Berdiaeff ait raison. Il y a des choses dont on ne peut parler autrement qu'indirectement. C'était aussi le cas de Nietzsche et de Dostofevski. Et il faut, non seulement, leur "pardonner" leur manière de parler, mais savoir l'apprécier et comprendre aussi le sens caché de leurs écrits. Si vous aviez fait ça, vous auriez senti,peutêtre, qu'il y a beaucoup plus de contact entre moi et Kierkegaard qu'il ne vous semble. Et c'est, sous beaucoup de rapports, comme vous l'avez remarqué vous-même, très important. "La peur devant le rien", comme source du péché originel est le commencement d'une vraie critique de la raison pure. Mais, néanmoins, la seconde moitié de votre livre montre que les questions dont vous parlez, vous ne les avez pas apprises dans les livres, que ce sont vos questions propres, que vous voulez et avez le droit d'assumer pleinement la responsabilité de tout ce que vous dites dans votre livre. Et c'est votre grand mérite.
Je ne crois pas que votre livre ait une bonne presse, je ne crois pas qu il ait une presse. Peut-être vous faudra-t-il vous souvenir des paroles de Lovtzki : "Fondane est jeune et bête..." Mes meilleurs voeux à Mme Ocampo. J'attends avec impatience vos lettres. Racontez-moi tout ce qui vous arrive en Argentine. Y avez-vous réussi un peu?
P.S. Mon livre sur Kierkegaard n'est pas encore paru. Il ne paraîtra que dans deux ou trois semaines. »

[1]. B. Fondane, la Conscience malheureuse, Paris, Denoël et Steele, 1936; rééd., Paris, Plasma, 1979.


3 juin 1936, Boulogne
Le lendemain

«Mon Cher Ami, je viens de recevoir de votre soeur cette feuille rose pour une lettre par avion, à peine ma lettre pour vous, adressée à Mme Ocampo, était-elle partie — mais par la poste ordinaire. Pour raccourcir le temps, je vous dirai en quelques mots ce que vous lirez dans ma lettre un peu plus tard, et en beaucoup plus développé. Votre livre, écrit avec beaucoup d'entrain, montre que les questions que vous y traitez ne sont pas pour vous des questions théoriques, autrement dit qu'il s'agit de la philosophie existentielle ; et c'est, à mon avis, un grand mérite. Voilà pourquoi je ne crois pas que vous ayez ce qu'on appelle une bonne presse. Votre livre irritera plutôt vos critiques. Plus vraisemblablement vous n'aurez aucune presse. Dans les cas comme le vôtre, on préfère ne pas parler du livre. Et votre éditeur qui se décida néanmoins à le publier sera bien puni pour sa [mot indéchiffrable].
Dans cette lettre vous me parlez de nous quitter pour vous établir ailleurs. Que voulez-vous dire ? Est qu'on vous propose de vous établir en Argentine? J'espère que votre soeur m'expliquera ces mots énigmatiques. En tous cas, j'espère que dans votre prochaine lettre vous me les expliquerez.
Chez nous, rien de nouveau. De Blum et des grèves, vous en lisez assez dans les journaux. Nos nouvelles privées ne sont pas trop joyeuses : dans quelques jours on va opérer Schloezer — et son opération est très sérieuse. Espérons qu'elle se passera bien. Je vous embrasse... »


Le 3 juillet 1936

« Vous aviez parfaitement raison, mon cher ami, de m'écrire ce que vous pensez de Kierkegaard. Mais avec les penseurs qui sont destinés à être confus afin de pouvoir raconter ce qu'ils doivent raconter — il faut prendre patience. Vous vous rappelez peut-être l'article de Marcel de Corte sur Plotin et saint Jean de la Croix (il me semble que vous l'avez pris chez moi [1]). L'auteur écrit en connaissance de cause, mais il souligne trop la "sincérité" de Plotin et son art d'exprimer adéquatement ses idées — et parfois il perd son Plotin. Les penseurs qui osent parler de leur "timiotaton" — le plus important — il les faut plutôt deviner qu'étudier. Néamnoins il y a dans votre article sur Kierkegaard beaucoup de pages qui sont très heureuses. Et vous avez des lecteurs. Même Schloezer et Berdiaeff (je ne parle pas déjà de Jules de Gaultier) m'ont beaucoup loué votre livre. Tous les deux m'ont dit que vous êtes un homme de talent. Avec des réserves, bien entendu, mais qui me regardaient moi plutôt que vous. En tous cas les louanges de Berdiaeff et de Schloezer, qui sont des juges sévères valent beaucoup. Et Mme Lovtzki [2] est mécontente: vous avez offensé son maître [3].
Avez-vous vu le numéro de juin de la Nouvelle Revue française et le P.S. de Denis de Rougemont qui vous regarde, dans son article "Kierkegaard en France" ? Il dit que vous aviez écrit votre article dans les "Cahiers du Sud" [4] avec violence, mais il ajoute aussitôt : "je ne trouve pas cette violence déplacée, ni l'injustice qui l'accompagne plus onéreuse pour la vérité que ne serait l'affectation de l'impartialité ; et je suis loin de trouver inutile la question que pose Fondane: ils suivent Kierkegaard du regard, mais où en sont-ils de leur propre démarche ? Oui, cette question est gênante et sérieuse et c'est pourquoi je la retourne à son auteur. Mais peut-on y répondre par des mots ? Plusieurs des Discours religieux ayant pour objet de préparer à la communion, je ne vois, pour ma part, qu'un seul moyen de s'engager de toute sa personne à la suite de Kierkegaard."
Quelle naïveté ! Comme si ce n'était pas Kierkegaard qui jetait ses foudres sur les chrétiens "baptisés", "communiés" (sic), etc. et sur les pasteurs qui enregistraient les baptêmes, les communions, etc. Communier, c'est plus simple (plus aisé) que de glorifier l'Absurde, que de prendre pour maître Job au lieu de Hegel, et suspendre l'éthique ! On communie chez le pasteur — et on devient un chrétien parfait, tranquille...
Mon livre va paraître la semaine prochaine. Je vous embrasse. »

[1]. Voir supra [5 février 1936].
[2]. Soeur de Chestov. (N.A.)
[3]. Il s'agit de Freud. (N.A.)
[4]. «Léon Chestov, Kierkegaard et le Serpent », Cahiers du Sud, août-sept. 1934, no. 164. pp. 534-554.


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